Du mardi au samedi de 10h à 12h30 et de 14h à 19h

La Grande Mandragore : 3 rue des Tonneliers 71100 Chalon sur Saône - 03 85 48 74 27

La Petite Mandragore : 21 Grande Rue 71100 Chalon sur Saône - 03 73 83 96 03

 

Eric R.

Conseillé par (Libraire)
14 mars 2019

Magistral et inoubliable.

En racontant le destin d’un père et d’un fils tués à 10 ans d’intervalle, John Edgar Wideman dans son récit « Ecrire pour sauver une vie », raconte la malédiction d’être noir aux Etats Unis. Magistral et inoubliable.

Cimetière américain Oise-Aisne. Parcelle E. Quatre vingt seize tombes, sous de petites pierres plates. Peu nombreuses à côté des 6012 tombes marquées de croix des parcelles A à D abritant des soldats morts au combat. Parcelle E, cachée derrière un bosquet, les soldats enterrés dans une boîte de 10 centimètres sur 10 sont morts avec « déshonneur ». Sous le numéro 73 demeure Louis Till, noir pendu à l’âge de 23 ans pour viol et meurtre pendant la campagne d’Italie en 1945.
C’est sur cette « tombe » que se rend John Edgar Wideman, l’un des plus grands écrivains américains actuels, pour sauver la vie de Louis Till, la sauver de l’obscurité, du mensonge, de la honte: « L’Amérique a oublié Louis Till, sans problème. C’est moi qui n’arrive pas à oublier ».

Sauver Louis Till mais aussi son fils, Emmett Till, assassiné sauvagement à l’été 1955, à l’âge de 14 ans, défiguré par deux garçons, reprochant à leur victime d’avoir sifflé une jeune fille blanche dans la rue. Deux assassins acquittés par un jury du Mississippi composé de douze hommes blancs, jugement déclencheur du Mouvement des droits civiques. Tel père, tel fils. Deux logiques implacables se cumulent miraculeusement pour n’en former qu’une seule: préserver la vie des blancs.
Voulant écrire d’abord un roman sur la courte vie d’Emmett Till, Wideman renonce à ce projet pour ce « récit » qui mélange enquête à partir des pièces du « procès » de Louis Till et souvenirs de sa propre enfance.
La réussite de ce magnifique ouvrage est de mêler ces narrations dans un texte unique qui au delà d’une réhabilitation de deux hommes raconte d’une manière implacable la condition des noirs américains depuis toujours. Avec une prose inoubliable qui martèle l’évidence parfois par la répétition des mots, dans ce camaïeu chronologique, se dessine une image saisissante de la société américaine qui se divise entre des hommes, blancs, et des sous-hommes, noirs.

Quatre vingt trois des quatre vingt treize corps enterrés à l’abri des regards de la parcelle E sont des noirs. A la lecture ce ce livre, on comprend implacablement les raisons de cette proportion. Et on en sort grandi car moins ignorant. Et peut être plus intelligent.

Eric Rubert.

Actes Sud

28,00
Conseillé par (Libraire)
6 mars 2019

Brasier Noir

Avec « Brasier Noir », le romancier américain Greg Iles ouvre une trilogie exceptionnelle, qui se poursuit avec la parution actuelle de « L’arbre aux morts ». L’écrivain nous emmène dans les recoins les plus sombres et sordides de l’histoire des Etats Unis. Prodigieux et irrespirable.

Un lecteur averti en vaut deux. Alors avant de commencer cet énorme ouvrage, prenez votre souffle, ralentissez votre respiration car vous allez entrer en apnée pendant plus de mille pages, mille pages qui vont vous tenir en haleine, vous faire rencontrer des personnages inoubliables, vous hanter même en dehors de longues heures de lecture. C’est l’ignominie, l’horreur d’une société raciste dans les années soixante dans l’état du Mississipi que nous raconte l’auteur. Bien entendu qui dit roman policier, dit intrigue, suspense, et Greg Iles tire toutes les ficelles du genre, nous incitant à tourner à chaque fois la page et à prolonger notre lecture jusque tard dans la nuit. Un père médecin accusé de meurtre sur son ancienne maitresse noire, un fils maire de la ville de Natchez, se débattant avec l’image idéalisée de ce père a priori irréprochable, un chef mafieux, des meurtres, des vengeances, des complots, forment la structure solide et haletante du livre. Mais la force de l’ouvrage réside avant tout dans la description de la société américaine, dans ce Sud des années soixante où les tirs de la guerre de Sécession résonnent encore dans les esprits marqués notamment par les assassinats de Martin Luther King, John Fitzgerald Kennedy et Bob Kennedy, les « trois K » comme les trois K du Ku Klux Klan. Cette société secrète est trop tendre pour quatre assassins fondateurs de « Aigles Bicéphales » qui vont, au nom de la supériorité de la race blanche instaurer un ordre racial démoniaque et totalitaire. Quarante ans plus tard les cadavres écorchés, dépecés, démembrés reviennent à la surface et Greg Iles nous narre une amérique contemporaine, toujours hantée par ces horreurs.
Greg Iles est un écrivain, un grand écrivain et ces constats nous sont amenés en douceur, sans effets de manche, simplement en racontant avec des mots justes, des histoires dont il nous précise qu’elles sont inspirées de « véritables affaires », même si les résolutions romanesques de celles ci différent de la réalité. Les personnages et leur histoire traversent celle de leur pays et la confrontation générationnelle est passionnante, permettant d’établir un pont entre les années soixante et celles du XXI ème siècle, dévoilant un socle raciste toujours solide et fondateur et dévoilant des hypothèses probables sur l’assassinat de JKF et le rôle de la mafia. Histoire quotidienne locale et histoire nationale se confondent pour tisser une toile lisible de tous, fondée sur la couleur de peau.

Greg Iles ne nous pas lâché, il nous a tenu la tête hors de l’eau jusqu’au dénouement final haletant mais nous a fait plonger dans les miasmes les plus sordides et horribles de l’histoire raciste des Etats Unis. Un pays dont on comprend au fils de nombreuses lectures qu’il est construit sur une histoire fantasmée. Le livre de Greg Iles renvoie l’Amérique à ses démons originels. Qu’elle n’arrive pas à vaincre pour l’instant.

Conseillé par (Libraire)
20 février 2019

Un GRAND "petit livre.

Eric Vuillard poursuit inlassablement son oeuvre de colère et d'indignation en faveur de ceux qui "s'acharnent contre l'argent, la force et le pouvoir". C'est un réformateur luthérien du XVI ème siècle, Thomas Müntzer, qui est ici le porte parole de ce cri désespéré et désespérant des pauvres et des faibles.
Dans un style acéré, lyrique, Vuillard prend fait et cause pour le prédicateur, qui par sa folie souhaite renverser un monde profondément inégalitaire.
Un texte court mais puissant aux échos étonnamment contemporains. Un bijou d'érudition et de littérature.

Conseillé par Eric Rubert

Conseillé par (Libraire)
18 février 2019

Un récit fascinant à double face

Mêlant l’histoire d’un criminel pédophile à l’expérience traumatisante de sa propre enfance, l’américaine Alexandria Marzano-Lesnevich, nous entraine dans un récit fascinant à double face. Une réflexion profonde sur la justice, le pardon, la famille, sur fond de justice américaine.

C’est un texte qui se raconte comme deux droites parallèles. La première c’est la reconstitution de la vie de Ricky Langley, pédophile, auteur à 28 ans du meurtre d’un enfant de 6,5 ans, une reconstitution, précise, établie d’après toutes les pièces de procédure possibles, un assassin qui sera jugé trois fois, pour être d’abord condamné à mort puis à la réclusion à perpétuité. La seconde droite est tracée à partir de la vie de l’auteure, une vie qui débute par des agressions sexuelles d’un grand père omniprésent et dont les agissements seront tus dans un silence familial assourdissant.

En géométrie, deux droites parallèles ne se rejoignent jamais. Pas en littérature. Ici chaque droite fait l’objet de chapitres alternatifs mais qui se répondent et se questionnent mutuellement. Car chacun des évènements racontés mis cote à côte raconte en fait peut être une même histoire. Lire la vie d’un autre au regard de son propre vécu, telle est l’expérience saisissante de cet ouvrage.
Ce livre n’est pas un thriller, mais une profonde réflexion sur le sens de la vérité, de la justice. Il brise cette odieuse affirmation qui veut que chercher à comprendre c’est chercher à pardonner. Pas de pardon. Pas de mort. Juste la création d’un espace pour des êtres complexes et insaisissables. Un espace pour la conscience et le coeur.

Eric Rubert;

Conseillé par (Libraire)
12 février 2019

Léger comme l'air.

Ces deux là étaient faits pour se rencontrer. François Morel, ancien Deschiens, chroniqueur sur France Inter et surtout Pierrot lunaire sur scène. Pascal Rabaté, auteur de Bd et notamment de l’inoubliable album « Les Petits Ruisseaux », qui dessine dans tous ses ouvrages, des voitures en forme de caisse à savon, des petits cyclos qui serpentent dans la campagne et qui donne aux enseignes commerçantes des noms originaux.
Tous les deux ont en commun, cette légèreté, cet amour des mots et des jeux de mots. Cette BD est le fruit de cette rencontre et l’album ne pouvait être autrement: tendre et poétique, doux et mélancolique.

Isabelle Samain, un patronyme qu’il a prononcé partout à la radio, sur scène comme une ritournelle sans fin. Isabelle Samain. Elle devait être belle Isabelle Samain, à quatorze ans, puisque le jeune François en tombe éperdument amoureux, au point de devenir pour elle, tennisman, nageur ou collectionneur d’ongles. C’est beau et bête les premiers émois amoureux. C’est beau et bête le coeur qui s’emballe, le pantalon qui se redresse, la main qui tremble. C’est beau et bête comme l’histoire du monde même si ce n’est que l’époque de Giscard et de Salut les Copains.
Ce passage obligé, François Morel l’a décrit dans son ouvrage « C’est aujourd’hui que je vous aime » (1) où il raconte les premiers émois, et les impulsions du corps (souvent visibles!). Isabelle Samain. Isabelle Samain. C’est une véritable chanson de Geste qu’il nous propose, une chanson d’amour comme du temps des preux chevaliers, mais sans armure ni trompette. Avec plutôt humour et dérision. Et cette litanie de verbes à la Prévert pour conjuguer niquer, chevaucher, tirer, culbuter à la manière du verbe aimer.
Sur ces mots Rabaté ne pouvait y glisser que des traits légers et colorés. Il prend sa place, toute sa place, profitant d’une pagination généreuse pour étaler ses dessins libres comme l’air, où il réussit à animer le texte en démultipliant le « pauvre » adolescent qu’est François en autant d’observateurs de ses émois amoureux vains. Ils sont beaux les traits de Rabaté et ont une douceur, un provincialisme qui fait penser à Jacques Tati. On est à la campagne quand les lapins lapinent et se multiplient sans les états d’âme du « pauvre » François. Les couleurs explosent comme un feu d’artifice ou une pollution nocturne (même à 15 heures!).
Dans sa préface, François Morel écrit que son récit était « parfaitement inadaptable en bande dessinée ». Il était donc naturel que Rabaté la fasse, cette adaptation. Et la réussisse. Sans prétention.

Eric Rubert.